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Journal d'école
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14 juillet 2005

Histoire officielle, morale d'état

Si la loi du 23 février dernier, exigeant que le « rôle positif » de la colonisation soit enseigné dans les établissements scolaires, a eu pour mérite de susciter un débat sur l’ambition des parlementaires d’écrire l’histoire, il faut reconnaître que – du moins jusqu’ à présent – seul un petit nombre d’historiens, et encore moins d’enseignants, se sont montrés concernés par le sujet mais aussi que le champ de la polémique en est resté très fâcheusement limité.

Que le passé colonial fasse mal à une certaine idée de la France n’est pas une découverte : la brutalité de la conquête, la nature fondamentalement oppressive et répressive du système colonial, les guerres de décolonisation, autant de gifles à ce que l’on appelle communément l’honneur national. Il est bon que ce passé soit rappelé.

Toutefois, se limiter à dénoncer le seul passé colonial, en oubliant tout le reste, conduit à une impasse. Car, ce faisant, on oublie tout simplement que la mémoire coloniale est inséparable de la mémoire nationale, l’une n’allant pas sans l’autre ; c’est au nom de la France que l’on colonisait, c’est au nom de la France que l’on exploitait l’indigène, c’est un nom de la France que l’on torturait en Algérie. Fondamentalement, remettre en cause l’épisode colonial, c’est remettre en cause la France elle-même et ça, bien peu sont disposés à l’accepter.

La nation n’a aucune réalité tangible, c’est une création imaginaire, construite arbitrairement selon les principes du « mythe »[1]. Celui-ci est un mythe doublement dangereux, car, non seulement, en dessinant  des frontières artificielles, il tend à dresser les individus les uns contre les autres mais également, il est lié à une volonté éducative très forte dirigée vers les enfants des écoles chez qui, comme on le sait, il faut au plus tôt, afin qu’elle s’incruste davantage encore, faire naître ce que les programmes scolaires appellent une « conscience nationale ». Or un mythe ne saurait être entaché d’aucune tare ; le grand récit de l’histoire de France, qui constitue aujourd’hui encore le fondement de la culture historique scolaire, reste toujours très attaché aux « grands hommes » qui font partout le bien – même si, le plus souvent, ils font la guerre – à la mission civilisatrice de la France, à son rôle pionnier pour les droits de l’homme, davantage d’ailleurs sur le papier que dans la réalité. Pas question de salir cette image par l’évocation du travail forcé en Afrique, des massacres de Sétif ou des ratonnades policières de Charonne. L’occultation du passé colonial de la France, comme ce fut d’ailleurs le cas pour l’histoire de Vichy et de la collaboration, est inhérente au principe même d’histoire de France, selon lequel le beau doit l’emporter sur le vrai, le noble sur l’ignoble. Pour forger chez l’enfant un sentiment d’appartenance à une collectivité nationale, il faut nécessairement taire les crimes et les horreurs commis en son nom.

Parce qu’elle s’apparente davantage à une croyance religieuse avec un dogme révélé, ses cantiques – l’hymne national – des vérités incontestées jamais soumises à la libre critique, l’adhésion à la nation est susceptible de réelles dérives ; croire à la nation, comme d’autres croient en dieu, implique qu’on l’aime de façon irraisonnée, quelles qu’en soient les tares. De la sorte, l’école est amenée à former des sujets soumis et obéissants ou indifférents, plus que des citoyens conscients et responsables.

« L’état n’a pas à dire comment enseigner l’histoire », explique Pierre Vidal-Naquet, dans sa condamnation de la loi du 23 février[2]. Certes, mais c’est pourtant une vieille tradition que les hommes politiques au pouvoir, en France, interviennent directement dans les programmes scolaires, sans jamais susciter beaucoup d’opposition. Sans remonter jusqu’aux manuels patriotiques de la IIIe République, on ne peut s’empêcher d’évoquer l’irruption brutale et sans nuance dans la rédaction des programmes d’histoire, de J.-P. Chevènement, ministre de l’Education nationale il y a vingt ans maintenant. Alors que les années précédentes avaient vu une timide ouverture au monde de l’histoire scolaire, une remise en cause de l’histoire-batailles, c’est à lui que l’on doit le retour en force du fait national, de la chronologie fondée sur les guerres et les dynasties, de l’inénarrable galerie de portraits des « grands héros de l’histoire de France », de Clovis à de Gaulle, en passant par Charles Martel et Jeanne d’Arc. C’est ce même ministre, qui, toujours sans se soucier des opinions, des sensibilités et des valeurs de chacun, nécessairement diverses en démocratie, avait ajouté comme objectif à l’éducation civique celui de former les collégiens à « l’esprit de défense » ; comprenez que les programmes d’éducation civique touchant à la guerre et à l’armée, ainsi qu’une partie des épreuves écrites du brevet des classes de 3e reflètent exclusivement le point de vue des autorités militaires. Autrement dit, des parents désireux d’élever leur progéniture dans une morale pacifiste et non-violente sont priés de s’incliner. Curieux, soit dit en passant, de voir comment l’institution scolaire, si prompte à évoquer la neutralité de l’école à propos des signes religieux, s’essuie les pieds sur la plus élémentaire des libertés de conscience quand ça lui chante.

L’état n’a pas à dire comment enseigner l’histoire, ni la morale et c’est pourtant ce qu’il fait depuis longtemps. Qu’une poignée de parlementaires décide, un vendredi soir, à la sauvette, d’imposer l’apprentissage de la Marseillaise à toutes les écoles primaires, que des hommes politiques suggèrent de la faire chanter obligatoirement par tous les établissements au moins une fois par semaine (M. Charasse, sénateur socialiste, M. Vallini, député également socialiste...) négligeant les sentiments infiniment respectables de parents, d’enseignants, d’éducateurs, d’élèves, qui ne se reconnaissent pas dans l’exaltation du sang impur, des armes ou des drapeaux,  tout cela résulte d’une tendance lourde qui dépasse largement l’histoire du fait colonial : en France, l’histoire officielle et la morale d’état sont une réalité quotidienne du système éducatif. Et ça, c’est un vice rédhibitoire.

[1] Suzanne CITRON, Le mythe national, 1987.

[2] Libération, 14 avril 2005.


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