La Marseillaise, pour oublier tout le reste
Il est tout à fait curieux de constater qu’alors que la loi d’orientation sur l’école, la loi Fillon, néglige complètement l’éducation civique , n’y faisant quasiment pas allusion, la seule mesure faisant l’objet d’une attention particulière touche à l’apprentissage de la Marseillaise à l’école primaire, apprentissage qui, si l’on suivait les fantasmes manifestés par quelques-uns (Charasse, Vallini, tous deux parlementaires « socialistes »), devrait prendre l’aspect d’un gavage, d’un bourrage de crâne plus que d’une réflexion véritable sur l’initiation à la vie en société.
Il n’aurait pourtant pas dû échapper que cette loi a été votée par la seule UMP, un parti qui, depuis, trois ans, s’est lancé avec une obstination jamais démentie dans une politique qui a contribué à creuser comme jamais les inégalités ; les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus pauvres et toujours plus nombreux. Quel rapport, dira-t-on, avec la Marseillaise ?
Faire naître et développer une conscience nationale, ce qui fondamentalement est l’objectif de tout hymne national, n’est sans doute pas le moyen le plus approprié d’acquérir un esprit critique et même, plus simplement, de comprendre le monde dans lequel on est amené à vivre. En conduisant un enfant à se reconnaître comme français, en lui attribuant cette identité de préférence à toute autre, on occulte évidemment tout un pan du monde réel, un pan qu’on n’a peut-être pas trop intérêt à dévoiler. Pour un tout jeune enfant, l’identité la plus immédiate dans laquelle il se reconnaît est d’abord celle du sexe – on est fille ou garçon – puis celle de l’âge – 2 ans d’écart, lorsque l’on a 7 ans, c’est considérable – celle de la famille, puis le sentiment de familiarité plus ou moins grande avec un quartier, une école. Mais très vite, l’enfant prendra conscience d’une différenciation sociale, plus précisément d’une identité sociale qui le différencie également de l’autre : il est fils d’ouvrier, d’employé de bureau, de médecin, d’agriculteur, de chef d’entreprise ; il habite un petit appartement en HLM quand son camarade de classe habite une spacieuse villa, il reste dans sa tour pendant les vacances d’hiver alors que d’autres vont à la neige, il se rend compte que les différences de richesse et de niveau de vie court-circuitent l’image et le discours égalitaire que l’école prétend donner. Image qui, très vite va venir buter sur une implacable réalité : celle des notes, des résultats scolaires. L’observation sur le terrain et les enquêtes montrent que c’est le fils d’ouvrier et non celui du médecin qui redouble, que c’est toujours lui qui accumule les handicaps en collège et pour lequel les parents choisiront fatalement une filière courte ou l’apprentissage plutôt que des études longues.
Comment, dans ces conditions, un enfant ne s’étonnerait-il pas, puis, tôt ou tard, ne se révolterait-il pas contre ce qui apparaît comme une injustice ? C’est ici que l’apprentissage de la Marseillaise trouve sa place, avec le gommage des inégalités sociales au profit de l’affirmation d’une uniformité de façade d’autant plus artificielle qu’elle est inexprimable, impalpable, peu évidente et qu’on appelle l’identité nationale. Il est tout à fait remarquable de constater que cette identité ne se définit jamais par rapport à des éléments constitutifs – par exemple des caractères propres aux « Français » – qui, de toutes manières, n’existent pas, mais par la mise sous l’éteignoir d’une bonne part de sa personnalité, l’appartenance à un groupe social. A l’école, le fils d’ouvrier, de RMiste ou de chômeur apprendra donc, non seulement à taire sa condition, mais à éprouver une solidarité « nationale » avec le patron, parce que celui-ci est français, plutôt qu’une solidarité de classe, qui semblerait pourtant bien plus naturelle avec l’ouvrière indonésienne, le paysan brésilien...ou le plombier polonais. On retrouve là la vieille rhétorique lepeniste et xénophobe selon laquelle on se sent plus proche de ses enfants que de ses cousins, de ses cousins que de ses voisins, du Français plutôt que de l’étranger, rhétorique reprise sans sourciller par l’école de la République. Dans cette optique la Marseillaise joue un rôle de diversion idéologique : il s’agit, en la chantant, de détourner l’attention de l’injustice sociale pour la reporter vers un sentiment d’unité, de communauté nationale, sentiment complètement artificiel mais qu’il est strictement interdit de remettre en cause. A-t-on remarqué que l’ « outrage » à la Marseillaise et au drapeau national – c’est-à-dire, en fait, la simple raillerie sur un refrain et sur un bout de chiffon – constituent un délit au même titre que, sous l’Ancien Régime, le blasphème ? Une société ainsi aseptisée, anesthésiée par le sentiment national, sera alors prompte à faire porter à l’autre, à l’ « étranger » la responsabilité de ses propres malheurs et acceptera sans état d’âme la traque policière sur les sans-papiers, les zones de rétention, les charters d’immigrés, les atteintes toujours plus graves aux droits de l’homme. Il suffira alors à n’importe quel politicien ambitieux d’entretenir la grande frayeur devant l’étranger, de jouer du bouc émissaire, pour emmagasiner les suffrages aux élections. Aujourd’hui, en France, le politicien en question s’appelle Sarkozy, dans l’Allemagne des années 30, il s’appelait Hitler.
Cette dimension de diversion que prend la Marseillaise à l’école, s’inscrit dans un cadre plus large qu’on peut qualifier d’ethnicisation de la réalité sociale, procédé bien pratique pour évacuer toute réflexion dérangeante ; le problème des banlieues, ce n’est pas le chômage, la pauvreté, la discrimination, mais la présence d’Arabes, d’Africains ou de Musulmans nécessairement inassimilables. De même à l’école, il suffira d’affirmer la francitude des élèves pour, d’un coup de baguette magique, résoudre tous les problèmes : alors que la loi Fillon fait l’impasse sur toute réflexion touchant aux méthodes pédagogiques, aux contenus de l’enseignement, aux procédures d’évaluation, à l’orientation, elle voudrait faire croire à l’opinion publique que le seul apprentissage d’un hymne national permettrait de mieux instruire et éduquer les enfants. De la poudre aux yeux, en quelque sorte, qui, finalement, satisfait tous les conservateurs : à la rentrée, on ne change rien, mais on apprend la Marseillaise.
D’une certaine manière, l’ Internationale – avant que cet hymne ne soit récupéré, galvaudé et détourné à d’autres fins par l’Union Soviétique et ses thuriféraires – voulait signifier ce que l’on cherche aujourd’hui à masquer. A la fin du 19e siècle, si les « prolétaires de tous les pays » avaient bien voulu, selon la formule célèbre, s’unir et dépasser les clivages nationaux, ils n’auraient pas péri par millions dans les tranchées de Verdun et de la Première guerre mondiale. Pour leur malheur, ils avaient passé leurs années d’enfance entre les mains d’instituteurs aveugles et dociles qui leur avaient appris à chanter la Marseillaise.
L’école mène à tout, à condition d’en sortir.