Casernes de la république, république de caserne.
Le problème avec la rubrique « courrier des lecteurs » d’un quotidien, c’est qu’on ne sait jamais si elle reflète le point de vue du lecteur lambda, celui du responsable de la rubrique en question ou même la ligne générale de la rédaction. Parce que réserver plus d’une demi-page au courrier de Michel Arrouays (Libé, 08/12), avec un titre d’un centimètre de haut, « Salutaire service militaire », ça doit nécessairement vouloir dire quelque chose sur le journal hébergeur.
Pour Michel Arrouays, les émeutes urbaines de novembre sont la conséquence directe de la suppression du service militaire. Et le lecteur en question, d’y aller sans complexe de son couplet sur le mythe du service militaire, « creuset de l’intégration nationale (...), opportunité de cohésion sociale (...) », l’armée conduisant « au développement de l’entraide [et à la construction du] lien avec son prochain ». Propos que l’on retrouve sous des formes voisines aussi bien chez certains militants d’extrême-gauche que chez Le Pen ou de Villiers. Peu importe d’ailleurs que les émeutiers aient été très majoritairement beaucoup plus jeunes que les conscrits d’autrefois et donc que le maintien du service militaire n’aurait rien changé aux événements, à moins d’imaginer – certains y songent, à vrai dire – un service militaire obligatoire à 16 ans, voire à 14 ans. Des casernes pour enfants, en quelque sorte. Plus fondamentalement, derrière ce fantasme de la caserne comme lieu d’éducation civique, se retrouve toujours cette critique d’un système scolaire qui ne jouerait plus son rôle d’intégration sociale.
Mais d’intégration à quoi ? Arrivés à l’âge de 20 ans, les jeunes ont passé environ quinze années de leur vie dans une école qui leur a appris, non seulement à lire, écrire, compter et beaucoup d’autres choses mais aussi à vivre en société, à découvrir la vie, le monde, à s’ouvrir à l’autre. Et même si, dans tous ces domaines, l’école n’est pas sans reproches, on aimerait quand même savoir ce que la caserne offre de mieux, elle, en termes d’intégration. Certes, à la caserne on apprend à marcher au pas, à obéir aux aboiements de l’adjudant, on s’initie à la vie d’homme, de vrai Français, par les beuveries de chambrée, les rites de bizutage, les gaudrioles machistes. Tout ce que l’école ne fait pas, donc, et que la caserne fait tellement bien. Mais surtout, à la caserne, on apprend à faire la guerre, c’est-à-dire qu’on apprend à tuer ou se faire tuer sur ordre, sans discussion. Notre lecteur, qui ne se sent plus d’aise à l’évocation de la bataille de Valmy, aurait peut-être changé d’avis s’il avait visité le champ de bataille juste après, alors que la campagne, rouge de sang, résonnait encore du râle des mourants. Il trouverait peut-être le service militaire moins « salutaire », s’il avait à l’esprit les millions de morts de Verdun et d’ailleurs, tous fauchés en pleine jeunesse, sans qu’on leur demande leur avis, juste pour satisfaire les caprices des chefs et l’intérêt des marchands de canons. Dans l’histoire du monde, parce qu’il a fait périr des générations entières, le service militaire peut être considéré comme la plus criminelle des institutions humaines. Et c’est donc cela qu’on nous proposerait, pour revivifier la république ? La république s’accomode fort bien de la misère sociale, du chômage de masse, des ghettos urbains, du racisme, des violences flicardes, du populisme de politiciens carriéristes, tout ce qui, à des degrés divers, a préparé les émeutes de novembre et c’est donc la suppression par Chirac de la conscription – la seule bonne action qu’on puisse lui reconnaître – qui mènerait la république à sa perte ? Si c’était vraiment le cas, ce ne serait pas une grosse perte.