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Journal d'école
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14 décembre 2005

Des historiens à mémoire courte

Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, on veut bien, leur vie, leur œuvre parlent pour eux mais pour les autres, on a des doutes : une vingtaine d’historiens viennent de signer une pétition « pour l’abrogation des articles de loi contraignant la recherche et l’enseignement de l’histoire » (Libération¸13/12/2005). Dans le colimateur de ces historiens célèbres et à la mode, la loi sur les effets positifs de la colonisation ; si la cause est louable, l’argumentation est incomplète et les motivations douteuses. Contrairement à ce que le débat médiatique voudrait faire croire, l’article 4 de la loi du 23 février 2005 ne résulte pas, ou pas uniquement, d’une dérive raciste ou populiste de quelques députés à la chasse aux voix mais il s’inscrit dans ce qui a toujours constitué un dogme intouchable de l’enseignement de l’histoire à l’école : l’édification chez l’enfant d’une conscience nationale à partir de programmes officiels centrés quasi-exclusivement sur l’histoire de France. Histoire nationale et histoire coloniale sont intimement liées (voir sur ce blog, Histoire nationale, histoire coloniale¸30 octobre 2005), la colonisation , comme l’esclavage, ne sont pas des accidents de l’histoire de France, ils en sont la matière même : l’histoire hagiographique nationale, qui sert aujourd’hui encore de support, de repère à l’enseignement de l’histoire, est incompatible avec tout ce qui est susceptible de faire tache sur l’image d’Epinal, comme, justement, la colonisation et l’esclavage que, pour ces raisons, on préfère taire. Enseigner les aspects positifs de la colonisation prend parfaitement sa place dans un récit mythique qui va de Clovis à de Gaulle, en passant par Charles Martel et Jeanne d’Arc. Et lorsque Bugeaud fait la conquête de l’Afrique du Nord, il n’est après tout que le continuateur de Godefroy de Bouillon ou de Saint Louis, nos grands héros dont on continue de farcir la mémoire des enfants. 

De quoi, alors, se plaint-on ? La main sur le cœur, nos historiens affirment : « L’histoire n’est pas une religion. L’histoire n’accepte aucun dogme, ne respecte aucun interdit, ne connaît pas de tabous [...). L’histoire n’est pas la morale. L’historien n’a pas pour rôle d’exalter ou de condamner [...] ». Certes, mais pourquoi, alors, la plupart des signataires de cet appel n’ont-ils jamais remis en cause le « dogme », le « tabou », la « religion » que constitue l’histoire nationale, surtout dans sa transcription scolaire ? On s’étranglerait presque de voir dans la liste le nom d’Alain Decaux, chantre de l’histoire nationale devant l’éternel, vous savez bien, ce Decaux qui, en 1979 dans le Figaro magazine ( !) poussait son cri primal : « on n’apprend plus l’histoire à vos enfants ! », bientôt repris par une cohorte large, très large où se faisaient entendre Michel Debré, Max Gallo, Jean-Marie Le Pen et beaucoup d’autres. C’est Decaux, avec la collaboration d’une bonne partie de l’école historique française, qui fut à l’origine du grand retour de l’histoire de France à l’école au début des années Mitterrand[1]. Ce sont ces mêmes historiens que l’histoire scolaire, l’histoire officielle, l’histoire d’état, n’ont jamais rebutés,  qui, aujourd’hui, soutiennent que « dans un état libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique ». Nos braves historiens ont décidément la mémoire courte. Au milieu des clameurs actuelles, on attend toujours que s’élève une voix pour condamner l’article 26 de la loi du 23 avril 2005, reprenant un amendement voté dans des conditions tout à fait identiques à celui touchant au rôle positif de la colonisation : un vendredi soir à la sauvette, à l’instigation d’un député d’extrême-droite. On ne se souvient plus ? La loi du 23 avril 2005, c’est la loi Fillon, l’article 26, c’est celui qui impose l’apprentissage de la Marseillaise dans les écoles primaires. Que l’exaltation de la nation à travers son hymne trouve un débouché dans la glorification de l’œuvre coloniale de la France, est-ce vraiment surprenant ?


[1] Sur cet épisode, voir, par exemple, Suzanne CITRON, « Mes lignes de démarcation », p. 315-317.

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