"Plus tard" la liberté, toujours plus tard...
Lorsque j’ai découvert le blog de Brighelli, dans un premier temps, j’ai beaucoup ri : une sorte de chevalier blanc pourfendant l’erreur pédagogique, un saint homme et martyr offrant sa vie et son temps à la non moins sainte cause de la Méthode Syllabique et de l’Analyse Grammaticale, un résistant, également (on ne compte pas le nombre de fois où il se qualifie comme tel). Et puis, toute une kyrielle de courtisans, portant la robe du Maître. Au fil des messages – c’était un jour où je n’avais rien à faire – je suis tombé sur cette parole du Maître : « si donc je souhaite qu’un élève soit plus tard libre, il faut qu’en même temps je l’exerce à la rigueur, à la discipline, à l’obéissance ». Ca commence comme du Rousseau, ça se termine comme un père fouettard. Le Maître ne nous dit pas quelle limite il fixe à son « plus tard » ; on pressent néanmoins qu’elle doit avoisiner les 76 ans pour les garçons et environ 83 ans pour les filles (espérance de vie masculine et féminine en France aujourd’hui – INSEE première, février 2005, je cite mes sources, moi). En quelques phrases, le Maître nous a livré là le fond de sa pensée éducative, le bas-fond pourrait-on dire : l’enfant n’est pas un sujet, pas une personne, évidemment n’est pas doué de raison ; c’est un petit animal qu’il faut dresser. Dresser à répéter son b-a-ba, à réciter les règles d’accord dans les subordonnées relatives, réciter la liste des Capétiens directs et celle des sous-préfectures. Réciter, recopier, répéter, refaire, recommencer, régurgiter. Bref, ce que le Maître appelle « exercer à la rigueur ». Foin de « l’élève au centre » : le Maître se tient à son bureau, le bureau est sur l’estrade, la férule est sur le bureau. Et gare à celui qui pleure : le Maître n’aime pas les larmes. Car comment diable obtiendrait-on l’obéissance chez un petit animal ? Sévère dira-t-on mais la récompense est au bout du chemin : la liberté, « plus tard », toujours plus tard.
Bon, trêve de plaisanterie ; ôtons à Brighelli sa toge de maître et rendons lui son bonnet d’âne qui lui va si bien. Le discours de Brighelli dépasse très largement la simple querelle des méthodes de lecture ou de n’importe quel apprentissage. Ou, plus précisément, la question des apprentissages scolaires en cache une autre : à l’école, les rapports entre maîtres et élèves préfigurent ceux qui existeront, plus tard, entre adultes. Dans la société, il y a les dominants et les dominés et les dominés n’acceptent de l’être que parce qu’on leur a appris, enfants, à reconnaître l’obéissance comme valeur suprême, à ne jamais faire preuve de personnalité, d’originalité, à taire ce qu’ils sont. Refaire plutôt que faire, reproduire plutôt que produire, recommencer plutôt que commencer. Les enseignants devraient lire et relire Le drame de l’enfant doué, d’Alice Miller (PUF, 1983) ou C’est pour ton bien (Aubier, 1984), L’enfant sous terreur (Aubier, 1986). Pour la psychothérapeute suisse, la « pédagogie noire », en fait, la somme des violences, des brutalités subies par les enfants tant à l’école que dans le milieu familial, le mépris dans lequel sont tenus les enfants, le silence qu’on leur impose, sont à l’origine de bien des maux des sociétés adultes. Elle explique les drames du 20e siècle et son cortège de guerres, de génocides, de régimes totalitaires, par la brutalité des systèmes éducatifs en vigueur en Europe au début du siècle : quel monde peut-on attendre d’une éducation qui produit des déséquilibrés ? Bien sûr, un siècle a passé mais il est tout à fait frappant de constater que le vacarme assourdissant, abrutissant, des chantres de la Contre-Réforme éducative va de pair avec la mise en place d’un régime politique de plus en plus autoritaire, à vrai dire, policier, qui place,dans ses priorités, la liberté bien au-dessous de l’obéissance. Un peu comme dans l’école rêvée par Brighelli et ses fidèles. Mais l’école rêvée par Brighelli, n’est-ce pas, à vrai dire, la société rêvée par Brighelli ? Ce serait plus franc de le reconnaître.