Un passé pas si lointain
En juillet 1793, Robespierre lit devant la Convention un « plan d’éducation nationale » élaboré peu de temps auparavant par son ami Le Peletier de Saint-Fargeau, assassiné le 20 janvier de cette même année. Ce projet de décret prévoit que, dès l’âge de cinq ans, tous les enfants, garçons et filles, seront enlevés à leurs parents pour être conduits dans des « maisons d’éducation nationale » où ils resteront enfermés jusqu’à l’âge de douze ans pour les garçons, onze ans pour les filles. Alors, « tous, sous la sainte loi de l’égalité, recevront même vêtements, même nourriture, même instruction, mêmes soins ». En réalité, il ne s’agit pas d’établissements d’enseignement au sens où on l’entend aujourd’hui, la part de l’éducation intellectuelle étant singulièrement réduite comme le précise l’article 4 du projet de décret : « L’objet de l’éducation nationale sera de fortifier le corps des enfants, de le développer par des exercices de gymnastique, de les accoutumer au travail des mains, de les endurcir à toute espèce de fatigue, de les plier au joug d’une discipline salutaire, de former leur cœur et leur esprit par des instructions utiles et de leur donner les connaissances qui sont nécessaires à tout citoyen, quelle que soit leur profession ». Ce plan, inspiré à Le Peletier par le mythe de l’éducation spartiate très en vogue chez certains révolutionnaires, ne verra en réalité jamais le jour ; il suscite une vive opposition, de la part, notamment de l’abbé Grégoire ou de Condorcet et quelques mois plus tard, Robespierre exécuté, l’histoire prend une nouvelle direction.
Ce projet, en réalité le plus totalitaire qu’on ait jamais imaginé dans l’histoire de l’éducation, trouve sa source dans une idéologie très forte et de bien naïves illusions. Ainsi, cette idée selon laquelle une éducation commune serait l’assurance de citoyens vertueux et que, la fin justifiant les moyens, l’enfant, dès son plus jeune âge, devait rentrer dans un moule : « (...) la totalité de l’existence de l’enfant nous appartient : la matière ne sort jamais du moule ; aucun objet extérieur ne vient déformer la modification que vous lui donnez », explique Le Peletier dans son projet. L’enfant-matière, l’enfant-objet est d’autant moins considéré comme une personne que ses propres parents se voient dépouillés de toute prérogative éducative pour être ramenés au rang de simples géniteurs. Sans l’ombre d’une hésitation, le conventionnel Rabaut Saint-Etienne pouvait affirmer en 1792 : « La doctrine de l’éducation nationale consiste à s’emparer de l’homme dès le berceau et même avant sa naissance ; car l’enfant qui n’est pas né appartient déjà à la patrie. Elle s’empare de tout homme sans le quitter jamais, en sorte que l’éducation nationale n’est pas une institution pour l’enfant mais pour la vie tout entière ».
Rétrospectivement, avec le recul des siècles et l’expérience des grandes dictatures du 20e siècle qui chercheront, elles aussi, à « s’emparer des hommes », ce projet de Le Peletier fait froid dans le dos. Même si, bien sûr, il faut se garder de toute tentation anachronique, on peut quand même se demander si ces fantasmes éducatifs brutaux qui étaient ceux de l’époque révolutionnaire, ont totalement disparu du débat éducatif de notre époque : certains réflexes, certains discours ne sont-ils pas conditionnés par des conceptions éducatives qui étaient celles de Le Peletier ? Comme par exemple cette tendance lourde, largement répandue dans l’opinion publique et chez les politiciens, selon laquelle l’école et le système éducatif seraient à la source de tous les problèmes de société et qu’il suffirait de réformer l’école pour se dispenser d’avoir à réfléchir au reste. Il en est ainsi des émeutes de l’automne dernier, dont la responsabilité fut attribuée principalement à un « déficit d’éducation », mais absolument pas aux ghettos urbains ni à l’absence de perspective, au chômage de ceux qui y vivent, aux brutalités policières ou au racisme d’une bonne partie de la population. De même cette insistance, cette obsession à réclamer pour les jeunes – mais pour eux seulement – toujours plus de « civisme » : a-t-on remarqué que cette exigence de « civisme », de « citoyenneté », de « civilité » s’appliquait uniquement aux élèves mais jamais aux adultes ? On condamne l’ « incivilité » d’un collégien taguant un mur mais pas celle d’un marin-pêcheur de Marseille vidant la Méditerranée de ses poissons ou d’un agriculteur polluant durablement les cours d’eau. Et pourtant, lesquels causent le plus de tort à la société ? On a même l’impression que moins les adultes se préoccupent du bien commun, de la « cité », plus ils exigent des jeunes un comportement « citoyen ». Comme à l’époque révolutionnaire, on rêve d’une éducation qui assurerait au monde des lendemains qui chantent alors que les adultes, les classes dirigeantes, par leur inconséquence, leur futilité, préparent un monde qui risque d’être sans lendemains.
Le projet Le Peletier diffusait également une vision de l’enfance dont il n’est pas sûr que l’on soit sorti aujourd’hui : celle de l’ « enfant-matière », enfant objet, à couler dans un moule. C’est sans doute même là – bien davantage que dans une distinction droite / gauche qui, en matière éducative ne paraît pas spécialement pertinente – que passe la ligne de fracture dans le débat sur l’école. Le refus de reconnaître à l’enfant, à l’élève, le statut de personne, d’individu, conduisit, pendant longtemps, à lui infliger toutes sortes de châtiments, souvent corporels qu’on justifiait par la méconnaissance de la souffrance de l’enfant – une « matière » ne peut souffir – mais aussi par cette idée, conforme aux idéaux révolutionnaires, que la coercition plus ou moins brutale imposée à l’élève était le passage obligé pour arriver au bon citoyen. Je te fais du mal mais c’est pour ton bien, tu me remercieras plus tard. On rétorquera que cette conception, aussi vieille que l’éducation, n’avait jamais manqué aux établissements religieux de l’Ancien Régime mais on sait aussi que la Révolution française n’est pas sortie de rien et il n’est pas sûr qu’en matière éducative elle ait pris à l’Eglise sa meilleure part. Même si les aspects les plus brutaux de la punition ont été gommés au fil des ans, la contrainte reste encore, dans toute une tradition scolaire, le passage obligé de l’éducation : chez nombre d’enseignants, le mythe du bon coup de pied aux fesses est encore vivace. Si les Brighelli, Le Bris et consorts sont aussi violemment hostiles à la pédagogie, c’est qu’à leurs yeux, la pédagogie cherche à faire progresser l’élève sans le heurter, en le respectant en tant que personne et même en lui procurant du plaisir. Pour eux, c’est la souffrance qui fait grandir, peu importe que l’élève pleure si c’est le prix à payer pour le faire accéder au rang d’adulte et de citoyen. Le salut par les larmes, en quelque sorte. On sait pourtant à quels effets dévastateurs conduit le manque d’attention porté à la personne de l’enfant, son refus de le considérer comme unique, l’obstination, comme le réclame Le Peletier, à le faire rentrer dans un moule : outre que les apprentissages n’en deviennent que plus incertains, on n’a jamais vu que faire plier un enfant pouvait donner naissance à autre chose qu’un adulte tordu. Ce qu’en son temps déjà, Condorcet, violemment opposé au projet Le Peletier, résumait ainsi : « ce moyen peut former sans doute un ordre de guerriers ou une société de tyrans mais il ne fera jamais une nation d’hommes, un peuple de frères ». Ces belles paroles ne sont-elles toujours pas d’actualité ?
En 1979, Alice MILLER publiait Le drame de l’enfant doué, traduit aux PUF en 1979. Je redonne le titre de quelques ouvrages d’Alice MILLER, tous parus chez Aubier, que j’ai déjà plusieurs fois mentionnés. Lectures stimulantes et qui ne laissent personne indifférent. Pour ce qui me concerne, c’est peu dire que je dois beaucoup à la psychologue suisse.
C’est pour ton bien. Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant (trad. 1984)
L’enfant sous terreur (trad. 1986)
La souffrance muette de l’enfant (trad. 1990)
La connaissance interdite (trad. 1990)