Les humanités selon Fumaroli : un projet politique qui ne se cache même plus
Si l’on veut savoir de quelle « culture humaniste » de Robien rêve pour les élèves, il suffit d’écouter Fumaroli, 75 ans, nommé par le ministre à la tête d’une commission « de réflexion » (sic) sur l’enseignement des humanités [entretien avec Todorov disponible sur le site du Nouvel Obs mais aussi ailleurs].
Extraits : « L’enseignement public français a beaucoup souffert des épigones de la linguistique dite scientifique, du structuralisme, de la sémiologie et de la sociologie néomarxiste qui ont colonisé les instances de décision pédagogique. C’est devenu en trois générations un drame national (...) La linguistique chassant la grammaire, plusieurs générations de jeunes Français ont été privés du plaisir de l’analyse des textes, de la joie de construire une phrase, un paragraphe, de distinguer un adverbe d’un adjectif... Les grands textes (...) ont été rendus insipides par une prétendue science transcendante qui les met sur le même plan que des comptes de blanchisseuse ».
La prose de Fumaroli, l’idéologie qu’elle sous-tend, les poncifs qui tiennent lieu d’arguments, la mauvaise foi qui cache mal la méconnaissance du sujet, tout cela nous ramène une fois de plus à « Sauver les lettres » et aux idéologues réactionnaires. Il est manifeste que Fumaroli, non seulement n’a pas mis les pieds dans un établissement scolaire depuis plusieurs décennies mais ne s’est même pas non plus donné la peine de consulter les programmes du primaire et du secondaire. Comme dans les débats truqués sur la lecture ou l’écriture, Fumaroli avance avec impudence d’énormes contrevérités qu’un simple coup d’œil sur les instructions officielles permettrait de ruiner. On verrait ainsi que « depuis trois générations » (sic), l’école n’a jamais cessé d’apprendre à lire, à écrire, à rédiger, à faire connaître les « grands textes » et que, par contre, les « comptes de blanchisseuse » (resic) n’ont jamais été inscrits au programme du bac. L’ignorance crasse de Fumaroli sur les questions éducatives lui fait regretter que « très peu d’élèves de collège n’aient accès à Nietzsche ou à Tolstoï » (en version originale sans doute ?) : sait-il au juste, Fumaroli, qu’un collégien a entre 11 et 14 ans ou bien est-il trop vieux pour se souvenir que ce n’est sûrement pas à cet âge-là que lui-même avait découvert Zarathoustra ou La mort d’Ivan Ilitch ?
On pourrait en rire si, en réalité, il n’y avait une morale derrière tout cela et, plus précisément, un projet politique. Car la conclusion de Fumaroli prend l’allure d’un aveu : dénonçant ce qu’il appelle l’ « égalitarisme » professé par l’Education nationale, il en appelle finalement à « un enseignement de qualité pour tous avec des enseignements de haute qualité pour les talents qui le méritent ». On ne savait pas l’anti-pédagogie jésuite à ce point : la qualité pour tous mais la haute qualité seulement pour quelques-uns. Ce que de Robien traduit ainsi : le b.a-ba, le rabâchage des règles de grammaire, le par cœur, le calcul mental, le recopier-réciter, la « qualité » donc, pour tout le monde, la culture, le plaisir de savoir, de découvrir, la « haute qualité » en langage fumarolesque, uniquement pour quelques-uns. Et si ces quelques-uns, ces « talents qui le méritent » s’avèrent de fait étroitement dépendants du compte en banque des parents, ce n’est sans doute qu’un malheureux hasard. Lorsqu’un élève n’accède pas à la « haute qualité », c’est de sa faute, après tout, il n’a qu’à être plus « méritant ». Avec de Robien, la mouvance réactionnaire sur l’école a trouvé son expression politique : le rétablissement de l’apprentissage à 14 ans n’est pas un accident, une trouvaille médiatique, un gadget destiné à flatter l’électeur. Il n’est pas que cela : la politique menée depuis un an et demi par le ministre répond à une logique implacable. D’où, d’ailleurs, la brutalité du ministre. Derrière le battage sur les bonnes vieilles méthodes, derrière l’évocation nostalgique d’un passé qui n’a jamais existé, des politiciens, soutenus par une coterie douteuse et hétéroclite qui fait de la pédagogie l’ennemi à abattre, ont pour projet de revenir non seulement à l’école d’il y a un siècle, mais aussi à la société d’il y a un siècle. Les inepties du président de la « commission de réflexion sur l’enseignement sur les humanités » ne sont pas que des radotages de vieil académicien. C’est plus dangereux que cela.
Alors qu’on annonce, pour les prochaines semaines, un mouvement d’action dans l’Education nationale, il paraît urgent que la contestation dépasse les contingences budgétaires ou catégorielles, même si celles-ci sont légitimes, pour voir un peu plus loin et dénoncer ce projet de société qui se met en place par l’intermédiaire de l’école. Je ne suis pas certain qu’une majorité d’enseignants y soient disposés...