Lettre ouverte à Suzanne Citron
Bonjour,
j’ai fait votre connaissance il y a près de 20 ans par l’intermédiaire du Mythe national (Les Editions ouvrières). Comme le titre de l’ouvrage l’indique, vous vous étiez employée à démythifier, avec beaucoup de pertinence, non seulement l’enseignement de l’histoire à l’école et l’histoire nationale mais, au-delà, l’idée même d’identité nationale, une identité qui ne semble exister que parce que l’on en a préalablement écrit l’histoire, une légende plus exactement, un conte. Constatant le refus de nombre de Français de se pencher sur les pages sombres de leur passé, la Collaboration, la colonisation etc, vous vous interrogiez alors sur le lien existant entre une histoire nationale qu’on fait ingurgiter à de tout jeunes enfants et ses dérives xénophobes ou racistes et la facilité avec laquelle les Français avaient tendance à se plier devant la raison d’état. C’est peu dire que le Mythe national m’a considérablement marqué comme enseignant mais aussi comme simple citoyen, même si j’y étais déjà un peu préparé, mais c’est une autre histoire...
Depuis, j’ai cherché à vous suivre à travers vos publications, vos interventions dans la presse ; j’ai croisé furtivement votre route un peu par hasard au cours du débat national sur l’avenir de l’école, il y a quelques années et puis, curieusement, sur le forum de Désir d’avenir. Curieusement, car l’admiration que vous semblez porter à S. Royal me paraît difficilement compatible avec les convictions que vous avez manifestées jusque là. L’encadrement militaire pour les mineurs délinquants, la création d’un service « civique » obligatoire, qui se cache de moins en moins comme militaire, la référence obstinée à l’internat pour les élèves qu’elle vient encore de qualifier de « perturbés ou perturbateurs » (sic), tout cela ressemble à vrai dire à un encasernement de la jeunesse. Est-ce vraiment la solution à L’Ecole bloquée que vous dénonciez en 1971 ? Et puis, bien sûr, il y a eu les fracassantes déclarations de ces dernièrs jours sur l’identité nationale et les symboles nationaux, où S. Royal donne l’impression de courir après Sarkozy qui, lui-même, court après Le Pen. Chaque Français devrait donc avoir chez lui un drapeau qu’il agiterait sur commande, chaque Français devrait chanter la Marseillaise lorsqu’on le lui demanderait. La Chine de Mao pour l’Europe du 21e siècle en quelque sorte. Sincèrement, cette société dont rêve S. Royal épouse-t-elle les contours de celle à laquelle vous consacrez votre vie ?
Vous n’ignorez pas que la candidate socialiste s’est dotée, depuis quelques mois, d’un nouveau directeur de conscience, un homme que vous connaissez bien mais que vous n’avez jamais apprécié : ce Chevènement que vous avez qualifié de « grand manipulateur (...) drapé dans des convictions aussi sincères que mythologiques, saupoudrées d’une bonne dose d’habileté tactique » (Mes lignes de démarcation, Syllepse, 2003). C’est lui qui tient les rênes, qui parle par la bouche de S. Royal. Vous savez, mieux que quiconque, quelle part de responsabilité il porte, en tant que ministre de l’Education nationale en 1984, dans la paralysie du système éducatif, brisant durablement l’élan initié par Alain Savary, son prédécesseur. Parce que Chevènement n’a d’yeux que pour le passé, un passé qu’il idéalise et vers lequel il voudrait, à toutes forces, faire revenir la société et d’abord l’école. C’est d’ailleurs à ce moment-là que, pour marquer votre opposition, vous aviez choisi de démissionner du PS. Permettez-moi de citer un passage de votre lettre de démission, ce n’est pas un secret, puisque vous même l’avez publiée dans Mes lignes de démarcation : « Plutôt que d’ouvrir les yeux sur la réalité du présent, [le PS] s’enferme dans un langage-réflexe, une langue archaïque. Nos dirigeants sont prisonniers dans un ghetto intellectuel et idéologique et se bercent de schémas en porte-à-faux sur la réalité . » Personne, précisez-vous, ne vous a jamais répondu. Les choses ont-elles changé ? Ne pensez-vous pas que vous pourriez écrire cette lettre à nouveau aujourd’hui, presqu’un quart de siècle plus tard ? Je sais bien que face à un Sarkozy plus inquiétant et brutal que jamais, on peut être tenté de porter son suffrage sur un autre – ce sera sans doute la démarche de beaucoup – mais n’est-ce pas tout autant angoissant de confier son destin et celui de nos enfants à une candidate dont on ne sait pas quel avenir elle nous réserve et qui peut virer au cauchemar ?
Cette lettre, que j’espère vous lirez, n’est que l’expression d’une très grande inquiétude non seulement personnelle mais qu’on sent poindre un peu partout à l’approche des échéances. Et vous savez bien qu’en politique, l’inquiétude n’est jamais bonne conseillère.