Nous ne la lirons pas. Réponse à Laurent Joffrin.
« Oui, il faut lire la lettre de Guy Môquet », proclame Laurent Joffrin (Libé, 24/05/2007) emboitant ainsi le pas de Sarkozy, avec une grande naïveté et beaucoup de complaisance. Il voit là « un geste de tolérance, de la part d’un homme de droite que de choisir comme figure emblématique un jeune qui se situe, en politique, à l’opposé de ses propres convictions », ajoutant sans rire qu’ « il faut juger sur les actes plus que sur les intentions ». Juger sur les actes ? Il faut croire que Joffrin ne lit même pas le quotidien dont il est directeur de rédaction [voir le lien ci-dessous] : il y verrait comment, chaque jour, avec brutalité, la police traque les sans-papiers, terrorisant les enfants jusque dans les écoles. Juger sur les actes un président qui vient de créer un ministère de l’immigration et de l’identité nationale ? Juger sur les actes un candidat vociférant dans ses meetings : « la France on l’aime ou on la quitte », à l’adresse des électeurs de l’extrême-droite ? Juger sur les actes un politicien qui, pendant près de cinq ans, comme ministre de l’Intérieur, a fait des immigrés la cible d’une politique policière répressive, contribuant largement à developper les instincts racistes d’une population qui n’est déjà que trop portée au rejet de l’étranger ? Quels autres « actes » lui faut-il donc à Joffrin, pour qu’il se rende compte que cette lettre de Guy Môquet n’est qu’une manipulation supplémentaire de la part d’un politicien qui s’en fait décidément un mode de gouvernement.
Il faut rappeler que l’initiative de Sarkozy a été lancée devant un parterre composé, pas spécialement de résistants, mais d’anciens combattants des guerres coloniales, ces anciens combattants qui ont pris l’habitude de récupérer à leur profit, notamment devant les jeunes générations, avec la complicité de l’Education nationale (cf, en lycée et collège, le concours de la Résistance, chapeauté par les anciens d’Algérie), un combat contre le nazisme auquel ils n’ont pourtant jamais participé. Pour eux, évoquer la lutte contre le nazisme est un moyen bien commode d’effacer des mémoires le souvenir d’Haïphong, de Sétif, de la torture en Algérie ou des Arabes noyés dans la Seine par la police de la république. Joffrin écrit encore « peut-on suggérer que mémoire et histoire ne s’opposent pas forcément (...) Pourquoi le devoir de mémoire...se substituerait-il forcément au travail historique ? » Mais c’est justement ce qui est fait là ; pour Sarkozy, « il est essentiel d’expliquer à nos enfants ce qu’est un jeune Français, à travers le sacrifice de quelques-uns ». Il s’agit alors là d’une conception particulièrement réductrice et fortement connotée de l’idéal de la résistance, limitant l’engagement des résistants à la défense d’une identité purement nationale contre un ennemi dont le principal tort aurait été d’être Allemand, c’est-à dire étranger. Les lacunes et – il faut bien l’avouer – l’ambiguité des commémorations de cet épisode de l’histoire résident dans cette mise en avant permanente de l’idéal national de la résistance, ce qui permet de passer sous silence la nature essentiellement nationale et patriotique du régime de Vichy. Guy Môquet ne serait donc qu’un « jeune Français » auquel, et pour cette raison seulement, il faudrait rendre hommage ? Mais les miliciens aussi n’étaient pas moins « jeunes Français » que lui, est-ce une raison pour leur rendre hommage ? Ce devoir de mémoire dont on abreuve les élèves dans les écoles est trop curieusement tricolore pour être honnête ; il nous rappelle qu’après tout, pas une seule fois, dans ses Mémoires de guerre, le chef de la France Libre n’évoque la question juive. Un point de détail, sans doute, pour quelqu’un qui, quelques années plus tard, choisira Papon comme préfet de police.
Pour Joffrin, Sarkozy ne prétendrait « en aucune manière », remplacer les enseignants, ajoutant : « il se trouve qu’en démocratie, les élus décident de l’organisation des programmes (...) Mais en cas de conflit moral, d’arbitrage sur les grandes orientations, qui doit trancher, sinon les représentants légaux du peuple ? » C’est avec ce genre de prétention, qu’il y a quelques mois, le parti au pouvoir exigeait de faire apprendre aux élèves « les aspects positifs de la colonisation » et que le chef de ce parti n’avait pas de mots assez forts pour fustiger l’esprit de « repentance » à l’œuvre dans les programmes scolaires. On attend avec impatience les consignes que le ministre de l’identité nationale ne manquera sans doute pas de donner aux éditeurs de manuels scolaires.
Dans sa conclusion, Joffrin, avec des accents dignes de Déroulède, en appelle à l’esprit de « sacrifice », exaltant le souvenir de tous ceux qui sont « prêts à donner leur vie pour leur idéal ». Toujours facile, d’être courageux avec la vie des autres et de s’enthousiasmer sur la mort des millions de jeunes dans les tranchées de Verdun ou d’ailleurs. Des jeunes qui ne demandaient qu’à vivre. Joffrin, comme tous les apologistes de l’esprit de résistance, oublie curieusement la seule question qui mérite pourtant d’être posée mais qu’on préfère écarter, tellement elle dérange : aujourd’hui alors qu’il n’y a plus pour « nous » menacer d’Anglais, l’ennemi héréditaire, ni d’Allemands, ni de Rouges, ni de jaunes – bon, je sais bien qu’il reste Ben Laden dans ses montagnes d’Afghanistan – d’où, diable, peut bien venir la « menace » ? Et si elle venait d’abord de nous-mêmes, de notre incapacité à imaginer un monde juste, où le développement ne se ramènerait pas à l’enrichissement de quelques-uns, où la démocratie serait autre chose que le pouvoir du plus fort, où la paix ne s’accompagnerait pas de monstrueux dépenses d’armement ? Où le désir de vivre ensemble, en harmonie, ne s’identifierait pas avec des hymnes et des symboles nationaux aussi grotesques que mortifères. Où la commémoration du nazisme ne se réduirait pas à des cérémonies militaires où l’on traînerait des élèves, le 8 mai, encadrés par des anciens d’Algérie. Où des politiciens ne viendraient pas exiger, parce qu’ils ont décidément trop à cacher, qu’on lise à chaque rentrée devant des lycéens au garde-à-vous, comme autrefois dans les écoles catholiques on récitait des prières, la lettre d’un jeune résistant qui, ainsi instrumentalisée, n’a plus grand chose à nous dire. Respecter les morts, certes mais les exploiter ainsi sans vergogne revient à les tuer une seconde fois.
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