"Le jeu est le travail des enfants"
« Pour les petits, il ne saurait être question de lecture, parce qu’il n’est pas admissible qu’on enseigne à lire à un enfant qui ne sait pas parler. Ce fait invraisemblable existe cependant, il existe partout. Je sais que les directrices des écoles maternelles ont fort à faire pour contenter à la fois les personnes ayant qualité pour leur donner une direction pédagogique, et les parents de leurs petits élèves qui, manquant de notions justes sur l’hygiène intellectuelle, se figurent que leurs enfants n’apprennent rien et perdent leur temps s’ils n’apprennent pas à lire (...)
Le résultat est, d’ailleurs, tout opposé à l’impatience des parents quant à la lecture (...) Depuis six ans, je note avec soin le nombre d’enfants de six à sept ans sachant lire dans les écoles maternelles et je puis affirmer que je n’en ai pas encore rencontré cinq sur cent lisant couramment et avec intelligence (...) et que je n’en ai pas noté dix sur cent – toujours de six à sept ans – lisant matériellement.
D’où je conclus que les enfants des écoles maternelles perdent une moyenne de trois ans sur leurs tableaux et leurs livres ; et malheureusement ce temps perdu pour la lecture n’est gagné ni au point de vue physique, ni au point de vue intellectuel, ni au point de vue moral.
On ne pèche pas impunément contre la logique ; or il est absolument contraire à la logique de forcer l’intelligence à accepter une nourriture qu’elle ne peut s’assimiler ; il est absolument contraire à la logique d’apprendre à lire à des enfants qui ne savent pas parler. L’école maternelle n’est pas une école : c’est un établissement d’éducation et non d’instruction. Qu’est-ce qui élèvera à la dignité d’éducatrices, de mamans, des directrices qui s’obstinent à rester maîtresses d’école ? Je ne vois qu’une force capable d’opérer cette transformation. Cette force, c’est l’amour. L’amour pour l’enfant, l’amour intelligent, actif, expansif, dévoué, l’amour enthousiaste, mêlé de respect pour cet être à la fois si frêle et si exquis : c’est là le fondement de la pédagogie à l’école maternelle, le fondement, le corps de l’édifice et la charpente. »
Pauline KERGOMARD, L’éducation maternelle dans l’école, tome 1, Paris, Hachette, 1886.
1886 : si ce n’était la date, nul doute que Pauline Kergomard passerait aux yeux de certains pour une dangereuse soixante-huitarde. Inspectrice générale des écoles maternelles à la fin du 19e siècle, elle considérait comme primordiale la liberté des enfants, leur activité. « Le jeu – disait-elle – est le travail des enfants » et reprenait à son compte le mot de Félix Pécaut : « l’enfant, avant six ans, n’est pas matière scolaire ». C’était en 1886, donc. On voit à quelle époque nous ramènent les leçons de mots et autres fantasmes de Bentolila à qui je dédie ce message. Si, bien sûr, il vient me rendre visite pour de vrai...