Echec scolaire : les (mauvaises) leçons du passé
La question du retard scolaire apparaît de façon récurrente dans le débat public, sous une forme tout-à-fait légitime, quand il s'agit d'en analyser les causes, mais aussi, bien plus souvent, dans le cadre d'une dénonciation plus globale et abusive du système éducatif d’aujourd’hui où pointe la nostalgie pour une école d’autrefois, parée de toutes les vertus et qui permettait miraculeusement à chaque élève de réussir. Alors que vont fleurir comme à chaque rentrée les pamphlets accusant l’effondrement du « niveau » des élèves, notamment à l’entrée en 6e, un regard sur un passé pas très lointain, en gros les années 1945-1965, lorsque commence à s’imposer la nécessité des études secondaires pour le plus grand nombre, et non pour quelques élèves comme c’était le cas jusque-là, montre une tout autre réalité.
Cette réalité du retard scolaire et, par corollaire, du faible niveau des enfants vers l’âge de onze ans est pourtant attestée dans les travaux de la Commission Langevin, réunie en 1944 : selon le directeur de l’enseignement du premier cycle de l’époque, 50% des élèves ne réussiraient pas au certificat d’études vers treize ans – l’âge où l’on entre aujourd’hui en 4e - mais « plafonnent au niveau de CM1 ». Un article de L’école libératrice d’octobre 1945, évalue entre 20% et 50% (large éventail, convenons-en, prudemment arrondi à un tiers) le nombre d’élèves de douze ans qui n’ont pas acquis le niveau normal de CM2. Quelques années plus tard, en 1964, alors que le principe du collège pour tous est au centre des préoccupations, on estime à 300 000 le nombre d’enfants de quatorze ans (sur un total de 800 000 du même âge) « au niveau scolaire du CM1 et peut-être moins encore ». Au même moment, la directrice de l’école normale de Rouen évalue à 50% le nombre d’élèves arrivant à suivre à peu près normalement le programme de CM2.
Restons un instant sur les dates : nous sommes-là bien avant mai 68 ou la loi d’orientation de 1989, à qui les déclinologues de toute obédience imputent généralement ce qu’ils appellent la « faillite » de l’école d’aujourd’hui. Pourtant, le système éducatif qui a précédé la généralisation du collège générait un échec massif, qui laisse dubitatif sur la qualité de l’enseignement qui y était distribué. Une situation qui ne faisait guère problème quand la scolarité s’arrêtait à quatorze ans pour beaucoup d’élèves et que la situation économique, avec un chômage quasi-inexistant, se satisfaisait de formations courtes.
Les chiffres et les citations entre guillemets donnés ci-dessus proviennent d’un très stimulant travail de sociologie et d'histoire dû à Jean-Michel Chapoulie : L’Ecole d’Etat conquiert la France. Deux siècles de politique scolaire, paru aux Presses universitaires de Rennes en 2010, qui s’appuie notamment sur un imposant corpus statistique. Un copieux ouvrage (614 pages) bourré de références bibliographiques et de notes de bas de page dont la richesse et la conception renvoient à leur vacuité prétentieuse les publications de kiosque de gare, qui s’accumulent depuis tant d’années sur le même sujet ; à cette différence près que les sempiternelles déplorations sur la baisse de niveau des élèves ou la « liquidation » de l’école ne s’accompagnent d’aucun appareil documentaire, ne reflétant, le plus souvent, que les lointains souvenirs d’école, la très grande ignorance de leurs auteurs ou leurs préférences idéologiques.
A propos de ces derniers, Jean-Michel Chapoulie écrit d’ailleurs fort justement : « Les analyses de l’école ainsi que de la transmission de leurs résultats rencontrent un obstacle spécifique concernant tout lecteur actuel qui, à un titre ou un autre, appartient à la population française. Une certaine familiarité avec l’institution scolaire, inévitablement accompagnée de jugements de valeur, constitue un filtre puissant qui s’interpose entre le lecteur et toute analyse. Tous ceux qui ont durablement vécu sur le territoire français ont en effet une expérience personnelle directe et souvent multiple de l’école : en tant qu’ancien élève – et plus souvent ancien élève des parties centrales du système que de sa périphérie pour ceux qui s’expriment dans les débats scolaires ; en tant que parents d’élève, et parfois en tant que professeur ou ancien professeur. De ces expériences découlent des convictions un peu sommaires, mais souvent d’autant plus inébranlables, et plus encore un rapport à l’éducation et à la culture qui est si profondément intériorisé qu’on peut le qualifier d’inconscient (…) »
B. Girard