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Journal d'école
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19 avril 2012

Quand l'histoire au collège oublie ceux qui l'ont faite

« Dans ce livre, les bateaux naviguent ; les vagues répètent leur chanson ; les vignerons descendent des collines des Cinque Terre, sur la Riviera génoise ; les olives sont gaulées en Provence et en Grèce ; les pêcheurs tirent leurs filets sur la lagune immobile de Venise ou dans les canaux de Djerba ; des charpentiers construisent des barques pareilles aujourd’hui à celles d’hier (…) »

En 1977, avec La Méditerranée, L’espace et l’histoire, Fernand Braudel se penchait sur les paysages, les hommes et leurs savoirs, leurs métiers. Aujourd’hui, force est de constater que ses préoccupations de mettre en avant la civilisation matérielle ont pratiquement déserté les programmes d’histoire de collège, qui, dans leur dernière version (2009), privilégient de façon excessive l’histoire étroitement politique et institutionnelle.

Très représentatives de ce choix, les questions au programme de la classe de 6e, centrées sur la Méditerranée antique, occultent totalement la dimension matérielle et sociale de ces civilisations pour se concentrer sur l’émergence des états et des régimes politiques mais évoquée de façon tellement réductrice et arbitraire qu’on en passe à côté de l’essentiel. Au côté des croyances et des pratiques religieuses qui se voient accorder une place démesurée, la civilisation se définit, de façon très superficielle, par le pouvoir accordé au souverain. C’est un comble : alors que depuis Hérodote les historiens considèrent l’Egypte comme un « don du Nil », les collégiens d’aujourd’hui sont laissés dans l’ignorance totale de ce qui était à la base de la richesse du pays, et donc du pouvoir des pharaons : la crue du Nil et le travail quotidien des paysans. Qu’on ne cherche pas dans les programmes de 6e la trace des paysans, des pêcheurs, des vignerons, des charpentiers chers à  Braudel : le petit peuple de la Méditerranée a disparu au profit exclusif des détenteurs de l’autorité politique. Dans la même optique, pour les élèves de 6e, les civilisations grecques ou romaines ne sont abordées que sous l’angle de leurs institutions politiques, ce qui est quand même singulièrement restrictif.

Chose curieuse : alors que dans l’histoire des hommes, le travail de la terre est, jusqu’à une époque récente, la source principale, quand ce n’est pas quasi-unique, de l’accumulation des richesses, les paysans sont totalement ignorés des programmes scolaires. Durant toute leur scolarité en collège, les élèves n’auront droit qu’à une fugitive apparition du monde rural, en classe de 5e, dans le cadre de la seigneurie féodale.

Comme les  ouvriers ne sont guère mieux lotis, rapidement mentionnés en classe de 4e, on est bien obligé de constater que, pour l’histoire au collège, les travailleurs, à force de se faire discrets, en deviennent invisibles, jugés peu dignes, sans doute, de compter au nombre des « acteurs de l’histoire », titre que les auteurs des programmes réservent sans l’ombre d’une hésitation, aux « grands personnages », comprenez les chefs politiques et militaires.

Des chefs politiques et militaires auxquels les programmes scolaires persistent à réserver la part du lion, avec, notamment en 4e et en 3e de fastidieux développements sur « l’évolution politique de la France, de 1815 à 1914 » ou encore « la vie politique en France au 20e siècle », thème qui occupe à lui tout seul pas moins de 35% du temps consacré à l’histoire en classe de 3e. Cette domination du fait politique et institutionnel, est d’ailleurs confirmée par la liste des « repères historiques » exigée en fin de collège : sur 43 dates, 35 relèvent du champ politique, d’ailleurs très majoritairement national, ceci en dépit de la prétention des auteurs à affirmer que leurs programmes « veillent à l’équilibre entre les différents champs de l’histoire ».

L’indifférence (ou le mépris ?) affichée pour l’histoire des faits matériels, et plus généralement pour l'histoire sociale, n’est pas sans incidence sur les apprentissages des élèves, rapidement démotivés par une approche difficile, voire hermétique, portant sur des concepts abstraits peu stimulants pour leur âge, impropres à répondre à leur curiosité encore vive. Malgré toute sa bonne volonté et beaucoup d’imagination, l’enseignant aura toujours du mal à donner du sens à des questions comme l’émergence des cités-états mésopotamiennes ou les institutions de la république romaine à son public d’enfants de 11 ans. Que les auteurs des programmes ignorent à peu près tout de l’âge des élèves n’est malheureusement pas une chose nouvelle.

Indépendamment de cela, on peut poser comme hypothèse que l’écriture des programmes scolaires n’est pas neutre, qu’elle met en œuvre des choix qui reflètent des conceptions, des préférences, une idéologie. L’histoire en collège s’inscrit dans un récit dominé par les faits politiques, diplomatiques et militaires, ses acteurs restent très majoritairement ceux qui ont été à même de s’illustrer dans le cadre de l’histoire politique et militaire. C’est-à-dire, au final, une infime partie de l’humanité passée. Privilégier, dans le cadre de l’histoire scolaire, l’identité politique et, d’une certaine façon, nationale, des individus équivaut à leur refuser toute dimension sociale ou bien encore à placer l’identité sociale dans un état de sujétion par rapport au fait politique et national.

Si, indéniablement, le programme d’histoire peine à faire sens auprès des collégiens, il n’en va probablement pas de même pour ses rédacteurs.

 

[Cet article est publié sur le site d'Aggiornamento : http://aggiornamento.hypotheses.org/815]



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