Une croix lourde à porter
On se demande bien quelle perception les lecteurs de La Croix pourront se faire de la réalité scolaire avec l’article de Bernard Gorce, « L’école et ses bonnes vieilles méthodes » (03/10/2006). En amalgamant circulaires ministérielles, déclarations d’intention, propos de Café du commerce, sans doute aussi, ses préférences personnelles, le journaliste se livre en fait à une caricature du débat éducatif à mille lieux de la réalité du terrain. Reprenons point par point ce qui est tout, sauf une analyse.
« Après avoir réformé la lecture, le ministre de l’éducation s’attaque à la grammaire ». Rien de moins. Il n’y a sans doute plus grand monde aujourd’hui, surtout après l’affaire Goigoux – dont la grande presse, au passage, n’a toujours pas dit un mot – pour imaginer que le ministre ait pu « réformer la lecture ». Comme si c’était du pouvoir d’un ministre ! Comme l’a fort bien montré Roland Goigoux, et en dépit de la campagne de presse lancée par de Robien, la circulaire du printemps dernier reprend intégralement celle de 2002, qui semble convenir aux enseignants. D’après ce que l’on sait, aucun d’entre eux n’a changé de « méthode » à la rentrée.
« En mai dernier, le décret instituant le socle commun mentionnait explicitement la dictée. Cet exercice, que des enseignants confiaient pratiquer à l’insu des inspecteurs de l’éducation (sic), devrait donc faire un retour en force dans les classes ». On est en droit de se demander si Bernard Gorce a déjà consulté les programmes officiels des années passées ; s’il l’avait fait, il se serait rendu compte que la dictée a toujours été massivement pratiquée et que, par exemple, elle fait l’objet d’une épreuve spécifique au DNB en fin de 3e depuis 1986. Pour ce qui concerne les apprentissages de français, il est manifeste – et d’ailleurs, le journaliste ne s’en cache pas – que ses sources d’inspiration proviennent en droite ligne de « Sauver les lettres », qu’il cite comme unique référence. L’honnêteté et le respect dû au lecteur demanderaient qu’on porte à la connaissance de ce dernier que « Sauver les lettres » est un groupuscule ultra-conservateur dont les prises de position rétrogrades n’engagent que la poignée d’adhérents revendiquée.
« Après plusieurs décennies dominées par l’innovation pédagogique, voici que reviennent en force des méthodes d’apprentissage et des rites scolaires que l’on croyait disparus ». Il est bien imprudent, notre journaliste, lorsqu’il feint d’ignorer que les dernières décennies, tout spécialement les deux dernières depuis le ministère Chevènement il y a vingt ans, ont connu bien davantage de régression que de progrès, les timides tentatives d’innovation en matière de pédagogie faisant l’objet de vives et médiatiques oppositions dont on dira un mot à la fin de ce courrier.
« Désormais, le mot d’ordre est de recentrer l’école sur ses fondamentaux, le célèbre triptyque lire-compter-écrire ». Bernard Gorce se rend-il compte à quel point ses propos sont ridicules et surtout insultants pour les centaines de milliers d’enseignants du primaire qui, depuis que l’école existe, s’évertuent sans relâche à faire lire, écrire et compter leurs élèves ? Simplement, ne peut-on accepter l’idée qu’il y a mille façons de faire et que le par cœur et le rabâchage ne sont pas le meilleur moyen d’y parvenir ? Le socle commun adopté il y a peu – mais le journaliste ne l’a manifestement pas consulté – ne dit d’ailleurs pas autre chose, puisque parmi les « piliers » du socle, il place la maîtrise des techniques usuelles de l’information et de la communication, la culture humaniste, les compétences sociales et civiques, l’autonomie et l’initiative, compétences qui, l’on en convient, ne se ramènent pas au réciter-recopier-répéter, chers à de Robien.
Le reste de l’article est du même tonneau. On signale à l’auteur que, contrairement à ce qu’il affirme, les programmes du primaire n’imposent pas de faire « chanter la Marseillaise », mais de la faire apprendre, ce qui laisse une marge de manœuvre aux enseignants, qui, d’ailleurs, autant qu’on sache, sont nombreux à laisser l’hymne national au fond du tiroir. Bien sûr, pour faire bonne mesure, il fallait bien que Bernard Gorce évoque l’inénarrable question de l’uniforme à l’école, omettant de signaler que le sujet avait été lancé sur la place publique à l’instigation de quelques vieux messieurs, très vieux même pour quelques-uns auxquels les lycéens, rigolards, ont demandé de cesser de « s’intéresser à la culotte des petites filles ». C’était la réponse qu’il fallait et on s’étonne qu’un quotidien sérieux comme La Croix puisse s’étendre sans honte sur un sujet aussi insignifiant qu’affligeant.
Méconnaissance de l’actualité éducative, ignorance du passé de l’école, refus d’analyse, adhésion aux idées toutes faites, simplification caricaturale, propension à souscrire sans recul aux discours ministériels, une certaine dose de mauvaise foi également, on retrouve à travers cet article de La Croix les poncifs habituels, toutes les ficelles dont les médias font un usage quasi exclusif dès lors qu’il s’agit d’éducation. Mais ces ficelles et ces poncifs sont lourds de sens. Ils ne sont pas neutres. Car à bien y regarder, les dix points sur lesquels l’article est bâti véhiculent une forte idéologie : cette complaisance, qui confine à l’apologie, pour les « bonnes vieilles méthodes » – il s’agit quand même bien du titre donné par le journaliste à son papier, sans guillemets – sont la retranscription intégrale et pratiquement littérale du projet éducatif de l’extrême-droite, tel qu’il apparaît, par exemple dans le programme politique du Front national ou dans le programme décliné par de Villiers lors du lancement de sa campagne électorale. On sait bien qu’une partie des milieux éducatifs, par conviction ou par aveuglement, ne reste pas insensible à ce type de discours qui voudrait faire de la nostalgie et du retour vers le passé le moteur de l’école d’aujourd’hui : mais il est important d’identifier clairement l’origine idéologique de ce discours, d’où il vient et où il nous mène, nous, c’est-à-dire l’école et la société.