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Journal d'école
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23 décembre 2011

User et abuser des lois mémorielles

Il s’agirait donc de réaffirmer le rôle éminent de la France dans la défense des droits de l’homme mais aussi d’aider la Turquie à « regarder son histoire en face ». Mais lorsque ces prétentions sont le fait d’un parti politique et d’un président sous l’autorité desquels les droits de l’homme et l’histoire ont été sérieusement malmenés ces dernières années, il faut bien convenir que les prétextes avancés ne tiennent pas la route.

Personne n’a été dupe de la manœuvre destinée à s’attirer la sympathie de l’électorat arménien, nouvelle illustration de la confusion entre démocratie et clientélisme, même si l’on ne voit pas très bien comment le vote arménien, si tant est qu’il existe, pourrait à lui tout seul faire ou défaire une élection. Très vraisemblablement, la loi pénalisant la négation du massacre de 1915  a surtout pour fonction de réactiver la grande peur de la Turquie – pensez donc, un pays majoritairement musulman qui aurait la prétention de se considérer comme européen – et de rendre encore plus difficile son adhésion à l’Union européenne. Avec cette loi, on est quand même beaucoup plus proche de l’esprit des croisades que de la défense des droits de l’homme.

Quant aux droits de l’homme, justement, ils ressortent singulièrement altérés par cette atteinte à la plus élémentaire des libertés de conscience et d’opinion : qu’une poignée de parlementaires (une cinquantaine) réunis la veille des fêtes de fin d’année, puisse décider ainsi de ce qu’il est permis de dire et de croire sur un épisode historique sous peine de 45 000 euros d’amende et d’un an de prison, laisse pensif sur les dérives de l’action politique lorsqu’elle se mêle de ce qui n’est pas de sa responsabilité. Dans un ordre de préoccupations très voisines, ces mêmes parlementaires avaient, en 2005, voté une loi proclamant « les aspects positifs de la colonisation », avec une obligation de les traduire dans les programmes scolaires que seule une vive opposition avait fait reculer. D’une certaine façon, on n’est pas non plus très éloigné du délit d’outrage aux symboles nationaux, inscrit dans le Code pénal, voire du délit « d’outrage à la nation » que certains politiciens de droite voudraient voir instaurer : à partir du moment où l’on est convaincu que l’autre a tort et que lui interdire de s’exprimer est légitime, tout devient possible, même le pire, comme l’ont montré les régimes totalitaires qui ont érigé cette conviction en règle de fonctionnement.

Pour se justifier, les lois mémorielles ont l’habitude de toujours mettre en avant un souci pédagogique : selon la formule consacrée, il s’agirait de « ne pas oublier ». Mais en quoi, au juste, un délit rajouté au Code pénal peut-il donner du poids à un événement historique ? L’Education nationale, pour ce qui la concerne, se donne bonne conscience à peu de frais avec la croyance affichée que l’inscription d’un génocide et son rabâchage dans les programmes scolaires seraient de nature à en éviter le retour, à se prémunir des mauvais démons. Ce serait trop facile. En 1994, les célébrations du 50e anniversaire du débarquement en Normandie, pour lesquelles les établissements scolaires étaient massivement mobilisés, sont contemporaines du génocide rwandais, dans lequel la France est impliquée. Il n’est d’ailleurs pas interdit de penser que l’éclat des manifestations avait plus ou moins pour but d’occulter ce qui se passait au même moment en Afrique.

Pourtant, si l’évocation des génocides et des grands massacres de l’histoire pouvait avoir une justification, tout spécialement en milieu scolaire, ce devrait être principalement par le rappel de ce qui les a provoqués : dans tous les cas, un mélange d’exaltation du groupe, de la collectivité, nationale ou autre, de peur devant l’image du voisin abusivement qualifié d’ « étranger »  et surtout des habitudes d’obéissance à l’autorité qui interdiront de remettre en cause l’autorité, les ordres, même les plus inhumains. Pour en arriver à la mort de millions de Juifs, Hitler à lui tout seul n’aurait pas suffi, ni même les SS, ni même la Wehrmacht : il a fallu la complicité active, consciente ou pas de toute une administration – on ne faisait guère que dresser des listes, compléter des fiches, vérifier les aiguillages, conduire des trains – et du grand silence des braves gens, apolitiques bien sûr, et qui ne savaient pas.

Alors, pour éviter à l’avenir le retour du passé, apprendre à désobéir, à reconnaître que tout ordre n’est pas légitime, est sans doute plus utile qu’un nouvel article du Code pénal. Un idéal sans doute très éloigné des préoccupations du ministre de l’Education nationale, qui, à l’occasion de la réintroduction des leçons de morale à l'école primaire, a trouvé pertinent de donner une nouvelle notoriété à cet adage de Casimir Delavigne (1821) : « La loi fût-elle injuste, il faut la respecter ». Un respect de la loi qui ne faisait manifestement l’objet d’aucune remise en question en Arménie, aux alentours de 1915.

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